La Vie Musulmane à Casablanca
1950.
L'UN des contrastes qui frappe le
plus le nouveau venu à Casablanca est la juxtaposition de la ville médina et du
quartier moderne de la place de France. Assis à la terrasse d'un des cafés qui
bordent cette place, l'on aperçoit, tout près, les petites maisons de l'ancienne
Dar el Beida et les rues étroites qui y pénètrent. Une foule bigarrée va et vient,
dans laquelle un ethnographe identifierait les types les plus variés. Mais
l'œil du nouveau venu ne voit que des Marocains. Il ignore encore la
distinction qui convent de faire entre les Arabes et les Berbères, les uns
coiffés du tarbouche et les autres du chèche enroulé autour du crâne rasé. Il
devra aussi s'habituer à reconnaître des sujets de S.M. le Sultan dans ces
personnages vêtus à l'européenne en veston, du bon faiseur, qui vont le plus
souvent nu-tête et qui sont Israélites ou musulmans.
Une promenade
dans un jardin de Casablanca. Ce jardin ne date pas d'hier à en juger par la
hauteur de ses palmiers. M. LOUIS DELAU avait raison de faire observer que cet
arbre fort décoratif, se révèle fort décevant si l'on en attend de l'ombre.
Mais il conserve son pittoresque à en juger par cet photo.
L’œil s'intéresse également aux silhouettes
féminines, qui semblent destinées aux affiches par lesquelles on vante le
Maroc, pays du soleil. Les unes sont enveloppes de blancs haïks, ce qui est à
la fois très propre à charmer les peintres et très incommode pour traverser les
rues et les carrefours. D'autres vêtu es de djellabas sont plus rapides et plus
séduisantes. Il faudra quelque temps au néo-Casablancais pour savoir que cette
différence de vêtements correspond à une véritable révolution au sein de la
population féminine ; et même masculine - car, de tout temps et partout,
les hommes se sont intéressés aux costumes de leurs femmes. La djellaba est en
effet le vêtement des modernistes ; et le haïk celui des traditionnalistes.
Mais déjà la djellaba est remplacée par le costume tailleur ou la robe de
ville, lorsque la femme musulmane appartient à une famille « up to date ».
Sur la façade de la banque commerciale du Maroc, se détache la silhouette d'un notable marocain, surpris par le photographe au moment où il pénètre dans une quincaillerie. Il est vêtu de la classique djellaba et coiffé du fez qu'au Maroc on appelle un tarbouch
La jeune ouvrière sourit, tandis que sa campagne, plus âgée, se voile le visage pour ne pas être saisie par l'objectif. Dans ces deux attitudes, deux mentalités, deux générations, ou plutôt deux « Maroc », Celui du passé et celui de l'avenir.
De jeunes marocains, les uns vêtus du
costume traditionnel, les autres, habilles a l'européenne et nu-tête, prennent
le thé à la menthe sous les yeux de S.M. le Sultan
Un petit métier, ne de la guerre, et qui
continue à prospérer le gardien de bicyclettes. Casablanca n'a pourtant pas
encore autant de cyclistes que Copenhague, et surtout ses cyclistes ne sont pas
aussi bien disciplines que ceux des grandes villes du nord de l’Europe
Pour mieux voir le visage marocain
de Casablanca, il faut évidemment s'aventurer dans les ruelles de la vieille médina.
Le terme d'aventure est celui qui vient à l'esprit, au moins la première fois,
car tout dépaysé le nouveau venu : les rues étroites ou les automobiles réussissent
à passer au ralenti, les boutiques minuscules ou les cuirs et les tapis
marocains voisinent avec des sacs de dame et des ceintures en plastique qui séduiraient
les Parisiennes. Un marchand de babouches vend aussi des souliers à talons
hauts et des espadrilles de plage.
Peu de monuments, au sens que nous
donnons à ce mot. Le spectacle est dans la foule mi- marocaine, mi- européenne,
car la vieille médina est une ville hispano-mauresque. La rue du Commandant
Provost fut même autrefois « avant 1912 » le centre de la vie européenne.
Aujourd'hui, l'on imagine avec peine les rares élégantes de cette lointaine époque
se promenant près de Bab Marrakech, lorgnées par les brillants officiers du
corps de débarquement qui prenaient leur apéritif sur la terrasse d'un
minuscule estaminet.
La vieille médina de Casablanca se
borde de remparts du côté de la mer. On les a classés comme monuments
historiques au grand mécontentement des urbanistes, et dans cette affaire tout
le monde a raison. Ces remparts, même sans grand caractère architectural, sont
charges d'émouvants souvenirs, et quelques inscriptions les rappellent vers
lesquelles on devrait parfois conduire les enfants des écoles. Mais les
urbanistes et les hygiénistes rêvent sans doute d'une nouvelle ville aux larges
avenues aérées. Déjà la place de France s'est agrandie au détriment du mellah
et au profit de la sante publique. On veut espérer que son aménagement définitif,
digne d'une grande ville comme Casablanca, ne sera plus longtemps retardé.
Près du palais de S.M.
Sidi Mohammed, sur les hauteurs de mers-sultan, s'élève la grande mosquée de la
nouvelle médina de Casablanca. La place voisine se couvre le vendredi d'une
foule innombrable de croyants, qui viennent des secteurs les plus éloignés pour
réaliser et sentir vivre l'oumma, c'est, à-dire la communauté islamique.
Très, vite cette vieille médina
s'est' révélée incapable de contenir tous les travailleurs, négociants, employés,
ouvriers, attirés par la naissance et le développement d'une métropole
industrielle et commerciale. Il a fallu créer une autre ville, qu'on appelle la
nouvelle médina et qui se trouve près du palais du Sultan, sur la colline de
Mers-Sultan. Construite vers 1920 par des architectes français, cette cité
moderne, patinée maintenant par le temps, semble plus réellement marocaine que
l'ancienne, et c'est là que se rend le touriste s'il veut découvrir un coin de
l'Islam traditionnel.
La nouvelle médina si pittoresque
est devenue elle-même trop petite. En fait, elle n'a cessé et ne cesse de s'étendre
de chaque côté de la route de Marrakech, de Ben M'Sick jusqu'à l'Hermitage.
L'initiative privée et les décisions officielles ont abouti à la création d'une
ville énorme, un peu disparate, dont la partie la plus récente, la blanche cité
d'Aïn-Chock, est aussi la plus remarquable.
C'est par l'extension continuelle et
méthodique de cette médina que l'on pourra un jour résorber les bidonvilles.
Mais il faut savoir que si le mot est propre au Maroc, la chose se rencontre
dans d'autres pays, qu'on cite volontiers comme étant à l'avant-garde du progrès
technique et de la civilisation.
La structure sociale de la
population musulmane résulte d'un compromis entre la hiérarchie traditionnelle fondée
sur l'origine, le rang et la fonction de notre structure occidentale qui repose
de plus en plus sur la fortune. Les grandes familles aristocratiques voisinent
aujourd'hui avec les riches parvenus. Une classe moyenne importante s'est formée
et se grossit de toute une jeunesse évoluée. Enfin, la masse des travailleurs
constitue, avec la population flottante et les familles, un prolétariat énorme
de 250.000 à 300.000 personnes.
Le comportement du
travailleur musulman, suspendu entre deux sociétés, peut se trouver subitement
modifie par une psychologie des masses qui échappe a l'analyse et il convient de
l'examiner quelquefois d'un point de vue gênerai. II est certain que
le prolétariat musulman manque d'homogénéité en raison d'une part des causes très
diverses qui l'ont fait affluer : accroissement considérable de la population
marocaine (3.000.000 en 1907, 8.500.000 en 1949) sans augmentation comparable
de la capacité productive rurale, introduction de la centralisation et du
dirigisme, mobiles d'ordre psychologique ; en raison d'autre part des différences
ethniques.
Plus grave encore
que le problème de l'habitat, apparaît donc le problème social pose par
l'existence de plusieurs centaines de milliers de travailleurs marocains, pour
la plupart ouvriers non qualifiés. Ces, Arabes et ces Berbères, venus de leur
bled plus ou moins lointain, se groupent selon leur origine. Ils essaient de
garder leurs coutumes tout en s'adaptant il la vie moderne. Aucun Barrès,
marocain ne s'est encore penché sur le sort de ces déracinés. La plupart des Européens
ignorent les problèmes de la nouvelle médina. Cependant des enquêtes sont
faites à ce sujet, et la Semaine Pédagogique d'avril 1950 consacrée à l'étude
du milieu nous en
a apporté la preuve.
Il faut souhaiter que les Français ;
prennent conscience du fait marocain, et Casablanca, grande ville
moderne où vivent au moins 400,000 musulmans, leur permet de l'observer dans
toute son ampleur, sinon dans tout son pittoresque.
Casablanca. La blanche et vaste cité musulmane d'Aïn-Chock.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire